« Jane et la guêpe ». Nouvelle (fin)

Les psychologues croient que les enfants doivent maintenir des liens avec leur mère.

Une fois par semaine, Jane va rejoindre le groupe. Ça fait des années qu’elle y va. Le matin, y a activités. Elle peint, elle fait du théâtre. Elle aime bien le groupe, car elle peut parler de sa guêpe qui lui entre dans la bouche, du camion qui lui écrase le pied régulièrement, de la fièvre. Le médecin-psychiatre qui anime le groupe lui serine que c’est dans sa tête. Mais Jane, elle sait que ce n’est pas que dans sa tête. C’est la réalité.

Elle se prépare pour son anniversaire.

Quand elle prend le métro, elle ne s’arrête pas à Châtelet. Elle n’aime pas, y a trop de monde pressé, là. Elle ne peut pas parler aux gens, ils courent dans tous les sens. Elle suit toujours le même parcours. Elle vit dans une petite rue à Port-Royal, juste à côté du RER, et derrière le boulevard Montparnasse. À cet endroit, le boulevard est plus calme qu’aux abords de la tour.

Elle rejoint le métro station de Denfert-Rochereau pour prendre la ligne 4, ou Saint-Michel. À pied. Elle aime marcher. Mais pas trop.

Elle aime bien aller chez Tati, c’est direct y a pas de changement, mais la tutrice n’aime pas trop qu’elle se promène dans ce quartier.

— Je préfère que tu fasses tes courses dans le centre commercial des halles. C’est moins glauque.

J’emmerde la tutrice, se dit Jane. Curieusement, Jane se sent plus rassurée dans Barbès. Elle aime bien parce que c’est aérien. Le métro. Quand elle était petite, elle zigzaguait entre les colonnes lorsqu’elle était avec sa grand-mère. Sa mère, elle râlait tout l’temps. Comme la tutrice.

Elle ne sait pas pourquoi, elle trouve que c’est un peu pareil qu’à Beaubourg. Sans les couleurs.

Parfois, elle fait une pause à la station Cité. C’est juste une station après Saint-Michel, en direction de Barbès. Elle regarde l’éclairage vert et les grosses lampes rondes accrochées à des gigantesques canes en métal retournées. Enfin, pour Jane, ce sont des canes. Puis, elle reprend le métro.

Ce qui plaît à Jane, c’est poser des questions. Les réponses, elle s’en fiche. Dans l’métro, ce qu’il y a de bien, c’est que les gens, ils ne répondent pas. Ils écoutent les questions de Jane, puis passent leur chemin. Les autres grandes personnes, comme la tutrice ou la psy, répondent toujours à Jane que la guêpe, elle ne peut pas entrer dans sa bouche, qu’elle n’a pas de fièvre et que si un camion lui avait écrasé le pied elle ne pourrait pas afficher ce grand sourire !

Jane sait qu’elles se trompent.

Un jour, quand elle avait cinq ans, quelque chose est bien entré. En elle. Son père était là. Elle trouvait ça crasse. Son père disait que c’était normal. Que tous les pères le font lorsqu’ils aiment leur petite fille. Pourtant, devant sa mère, lorsqu’elle est entrée dans la pièce, il s’est vivement levé, tout bafouillant, tout plein de sueur. Elle n’a pas eu l’air de trouver ça normal. Elle l’a viré de la maison, sans mot dire. Pis elle a empêché Jane de le revoir. Elle a interdit à Jane d’en reparler, que c’était sale. Elle lui a dit d’oublier. Alors Jane, elle n’en parle plus jamais. Elle parle juste de la guêpe.

Jane n’aime pas beaucoup se laver. Mais pour son anniversaire, elle s’est promis de se faire aussi propre que possible. Pour faire plaisir à sa mère. Auparavant, elle va s’acheter une robe avec l’argent que lui a donné la tutrice.

Elle lavera ses cheveux gras.

Le 15 juillet. Le jour de son anniversaire. Elle arrive devant l’immeuble, accompagnée de sa tutrice. Elles montent les escaliers, à pied. L’ascenseur est en panne.

— Tiens, la porte est entrouverte, dit la tutrice.

Elle pousse la porte. Dans le couloir, la mère de Jane est étendue au sol. Son visage est bleu. Elle a le cou entouré d’une écharpe rouge. Dans ses mains se trouve le dessin de Jane.

Jane ne pleurera pas. Après tout, c’est son anniversaire…

 

Jane

 

 

 

 

 

 

4 réponses à “« Jane et la guêpe ». Nouvelle (fin)

  1. Bonjour Elisabeth !
    Merci de passer par-là pour me donner tes impressions.
    Pour tout te dire, l’histoire du bus et de la fièvre… Je n’ai pas non plus d’explications : la jeune fille existe et c’étaient de vraies phrases qu’elle prononçait de manière obsessionnelle. J’ai laissé mon imagination courir à partir de son histoire, en me posant la question (comme je le faisais à chacune de ces histoires que je rencontrais dans le cadre de mon job) du passage à l’acte, comme ultime appel au secours ?
    Oui l’idée d’un manifeste, ça…
    Je vais regrouper à nouveau quelques-unes de ces nouvelles qui étaient parues chez Hélène Jacob.
    Merci encore

  2. bonjour, je viens de lire ta nouvelle. bien faite, félicitation. j’ai compris pour la guêpe, mais pourtant pas pour le bus qui lui écrase le pied et non plus pour la fièvre, mais c’est pas grave, j’ai lu une nouvelle émouvante, destabilisante qui détruit une petite fille pour la vie.cette nouvelle devrait faire partie d’un manifeste contre la violence faite aux enfants.

  3. Tant pis je dis ce que je pense: c’est ce qu’il pouvait arriver de mieux à Jane. Pas de pitié pour les mères complices.

Vos pensées